le 1er mars 2006
« Si je comprends bien ce que je lis, ce n'est pas brillant. »
Le lieutenant Daugelis consultait un dossier contenant des rapports médicaux, des analyses, des radiographies.
« C'est exactement cela, lieutenant. Plusieurs côtes cassées, des traumatismes internes. Nous la maintenons dans un coma artificiel et elle se ''répare'' bien, je dois dire. Sa vie n'est pas en danger.
- Tant mieux, répondit le lieutenant en fermant le dossier. Elle s'est pris, en effet, un très sale coup. Mais je l'ai déjà vue se relever et je sais qu'elle est solide. Étonnamment solide ...
- Comme vous dites. D'autre part, je ne l'ai pas mentionné dans le dossier mais elle a des moments de délire dans son coma. Elle parle de ses amies, de son chien Barnabé, de son poney. Elle dit que ses bonnes amies vont venir la sauver et elle rit d'une manière à vous glacer le sang.
- Et qu'en pense le psy ? »
Le lieutenant Joan Chapman haussa les épaules dans un geste d'impuissance.
« Qu'est-ce que vous voulez qu'il en pense ? Il pense qu'elle est folle, voilà tout.
- Je ne lui donne pas tort. »
Algirdas Daugelis s'était renfoncé dans son fauteuil et il tapotait distraitement la poche de sa veste où se trouvait un paquet de cigarettes. Le Dr Chapman, derrière son bureau, lui faisait face. C'était une belle femme d'une trentaine d'années. Ses cheveux bruns mi-longs étaient attachés, elle portait des lunettes, elle avait un air tout à la fois sérieux et rêveur. On se demandait bien ce qu'une femme comme elle faisait dans ce bureau, enfermée dans les derniers étages d'un immeuble de Galaxy City; on imaginait plutôt qu'elle était faite pour la lumière. Il lui manquait ce quelque chose de froid qui était commun à tous les employés du S.O.S. Pour elle, il y avait encore de l'espoir.
« Lieutenant ? »
La porte venait de s'ouvrir laissant apparaître la tête de Peter Myers, un des assistants du Dr Chapman. Les deux officiers tournèrent la tête vers lui en même temps.
« Oh ... désolé, bredouilla-t-il.
- A qui vouliez-vous parler, Myers ?
- Euh ... à vous, lieutenant Chapman.
- C'est urgent ?
- Euh ... non, je ne crois pas, vous savez c'est au sujet de ...
- Si ce n'est pas urgent, nous verrons ça plus tard.
- Ah ... d'accord, lieutenant. »
Myers ferma la porte, penaud. Chapman ne sut pas bien si le lieutenant Daugelis souriait. Il plissait légèrement les yeux et remontait ses lunettes.
« Des nouvelles de Victor ? »
Chapman soupira.
« Ce n'est pas bien mieux que la dernière fois que je vous en ai parlé. Ou plutôt, c'est pire.
- Comment il affronte ça ? »
Chapman réfléchit un instant.
« D'une manière ... toute orientale, si je puis dire. Il a admis aisément qu'il était malade. Il a refusé les traitements que nous lui avons proposés, à l'exception de quelques puissants antalgiques quand la douleur le faisait défaillir. Il boit du thé vert, mange avec frugalité et passe le plus clair de son temps assis, silencieux. Il se soulage lui-même avec sa « pierre magique », même s'il a compris qu'elle était aussi l'origine de son mal. Il a eu là-dessus des paroles pleines de sagesse dont je me souviens mal. Bref, il attend la mort.
- Ce que vous dites-là ne m'étonne guère. Victor a toujours été un homme droit, à sa manière.
- Les autres agents sont au courant ?
- Pas dans les détails, non.
- Et ils vont l'être un jour ?
- C'est madame Peterson qui tranchera cette question.
- Ouais, autant dire que c'est foutu ...
- Vous ne l'aimez pas ? »
Le lieutenant Chapman fut surprise que Daugelis change ainsi le terrain de la conversation. Elle eut un geste vague pour gagner du temps.
« Ce n'est pas la question, lieutenant. Je trouve seulement que les agents ont le droit de savoir que l'un des leurs est en train de mourir d'un cancer. Cela fait longtemps qu'ils se connaissent maintenant et il doit bien avoir entre eux quelques rapports d'amitié.
- Je ferai part de votre point de vue à la directrice au moment où la question sera évoquée. »
Chapman ne parut pas enchantée par cette perspective. Elle se demandait parfois si le lieutenant Daugelis ne jouait pas à un jeu et, dans ce cas, quel était son but. Peut-être était-il sincère après tout ... Comment savoir avec lui ?
« D'autres choses, lieutenant ?
- Oui ... enfin non ... comment dire ? Je voulais profiter de cet entretien pour vous parler de quelque chose qui me tracasse.
- Je vous écoute.
- C'est au sujet de Luke ... de Memento ... »
Le lieutenant Chapman se tut un moment comme pour rassembler ses idées.
« A l'observation, j'ai des réserves sur le traitement que nous lui faisons subir. Ses céphalées le gênent terriblement et elles sont pour partie des effets secondaires de la ... du traitement. Je trouve d'autre part son moral assez dégradé et sa nervosité exacerbée. Je pense qu'il faudrait revoir les doses que nous lui administrons.
- Pour ce qui est du dosage, vous avez une certaine latitude, lieutenant Chapman. Je vous laisse voir ça avec le Pr Faraday.
- Autant me dire: « non » tout de suite, ce sera plus rapide, s'emporta le médecin. Faraday se fout complètement de l'aspect médical et distingue à peine ses expériences sur les souris de celles sur les humains.
- Je ne partage pas votre point de vue. D'autre part, le Pr Faraday n'a aucune raison de vouloir que l'état du sujet se dégrade: vous trouverez bien les arguments pour la convaincre.
- Il ne s'agit pas du sujet, il s'agit d'un homme qu'on est en train de bousiller !
- Je suis au courant du fait que le sujet de l'expérience est un homme et si vous êtes convaincue que cette expérience met en danger la santé de Memento de manière excessive, je vous conseille de faire un rapport argumenté qui sera discuté lors de la prochaine réunion du Bureau Général ou, en urgence, lors d'un Conseil Opérationnel. »
Le lieutenant Chapman se renfrogna. Elle voyait d'avance la discussion qui s'ensuivrait avec Peterson et Faraday et elle se demandait si elle pourrait garder son calme face à ces deux-là.
« J'ajouterai, poursuivit Daugelis, que vous savez pertinemment les raisons qui ont conduit à cette expérience. Memento est un mutant de classe A dont le potentiel n'est pas encore complètement développé. Il est important pour nous de le connaître, de le guider et de le maîtriser. C'est important pour les missions qui nous sont confiées, c'est important pour l'Etat et la sécurité publique. Dois-je vous rappeler, en effet, que Memento est un criminel particulièrement dangereux ?
- Je sais très bien tout ça ! Mais ce n'est pas une raison pour foutre sa vie en l'air. Je suis médecin, pour ma part, et je n'ai pas envie de me transformer en criminel.
- Le travail pour les forces armées contraint à emprunter des moyens moralement discutables pour atteindre des fins qui ne le sont pas.
- Et je suppose qu'une fois Memento mort ou devenu dément, on trouvera bien dans les pénitenciers fédéraux d'autres pauvres types prêts à passer à la moulinette. »
Plutôt que de répondre dans la foulée, le lieutenant Daugelis marqua une pause. Cela fit tomber quelque peu la colère du Dr Chapman, décontenancée par cette rupture.
« Pensez-vous que je n'ai pas de sentiments humains ?
- Non, je ... C'est difficile de savoir avec vous.
- Ce n'est pas parce que je ne suis pas porté à les extérioriser que je n'en ai pas. Question d'éducation.
- Mais je n'ai pas voulu dire ...
- Encore une fois, lieutenant Chapman, faites votre rapport si vous pensez que la vie de Memento est en danger. Je le lirai avec attention et le soutiendrai s'il me convainc. »
Chapman voulut l'interrompre mais le lieutenant Daugelis insista.
« Je le soutiendrai face à Peterson et Faraday, s'il le faut. »
Le lieutenant Chapman comprit le sens de cette parole. Elle eut une sorte de sourire de remerciement.
« Entendu, lieutenant.
- Maintenant, veuillez m'excuser, mais le lieutenant Mills et le sergent La Marne m'attendent pour monter notre prochaine opération.
- Ca se présente comment ?
- Cette ville est un beau fruit, pourri de l'intérieur, et nous allons nous enfoncer dans les égouts. »