Elle ne le préparait pas comme ça d'habitude mais il était là. Ca changeait tout. Elle sortit le samovar d'un placard et y versa le thé. Elle l'apporterait au salon. Il serait assis. Il lirait. Mais que lirait-il ?
« Qu'est-ce que tu lis ?
- Lermontov.
- Papa n'aimait pas qu'on lise les Russes.
- Justement, il est mort papa.
- C'est depuis sa mort que tu lis les poètes russes ?
- C'est depuis toujours.
- Tu me caches des choses alors, petit frère.
- On ne peut pas tout dire à sa grande soeur. »
Ils souriaient. Ils ne se voyaient pas souvent mais ça leur faisait toujours plaisir. Et puis, ils parlaient leur langue, la langue du foyer, la langue de leur enfance.
« Il est bon ton thé, Katerina.
- Merci.
- Je peux fumer ?
- C'est vraiment nécessaire ?
- J'aime ça et j'en ai l'habitude.
- C'est quand même malheureux de voir quelqu'un qui a fait des études, qui connaît les risques qu'il prend et qui fume malgré tout !
- Je suis bien informé des risques. Tu réponds à ma question maintenant ?
- Oh, ne le prends pas comme ça, mon bonhomme !
- Arrête, on dirait maman ! »
Ils se mirent à rire en même temps. C'était exactement elle quand elle trouvait que ses enfants la prenaient de haut, -- et on savait alors que la bonne taloche à la russe n'était plus très loin. Elle aimait toujours que les choses soient bien à leur place, maman.
« T'es chiant, Algirdas, je vais encore mettre une semaine avant que l'odeur ne disparaisse.
- C'est à peu près le temps que mettra à faner le bouquet que je t'ai offert aujourd'hui. Ca compense, non ?
- Fais pas le malin à vouloir toujours avoir raison.
- Et la cendre, je la mets où ? Dans la plante verte ?
- Oh bah ... tant qu'on y est, vas-y ! »
Katerina se cala mieux dans son fauteuil. Elle observa son frère. Il faisait toujours comme ça: il ne sortait jamais le paquet de sa poche, il saisissait directement la cigarette et la tirait de la poche avec un geste involontaire de prestidigitateur. Puis, il la plantait dans sa bouche et l'allumait. « Il y a dans les gestes commandés par l'habitude une sorte de perfection dont les machines ne donnent qu'une image dégradée ». Où avait-elle lu ça ?
« Tu as une petite amie en ce moment ?
- Non, je n'ai pas de "petite amie". Et toi, un "petit ami" ?
- Tu parles ... pas le temps. Trop de boulot ici, rien de stable possible. C'est encore heureux si je trouve une soirée pour aller au théâtre, voir des amis ou lire un peu à la maison.
- Ca a l'air de bien marcher ton travail ... »
Il n'y avait pas de reproche dans sa voix. Il paraissait fier de la réussite de sa soeur. Il regardait simplement le salon spacieux: New York, Manhattan, air conditionné, mobilier au design scandinave, tableaux et photographies choisis.
« Ca va ... je m'en sors. Mais toi ?
- Moi quoi ?
- Pourquoi tu n'as pas de petite amie ?
- Trop de boulot, rien de stable possible. C'est encore heureux si ...
- C'est bon, j'ai compris. »
Ils en savaient plus l'un sur l'autre que chacun ne voulait bien le croire. Mais ils ne se disaient rien. Cela faisait partie de leur entente, de leur amour. Leur sourire commun, à demi-dissimulé, reposait sur un silence.
« Tu fais quoi en ce moment ?
- Toujours pour l'armée.
- Mais quoi pour l'armée ?
- Comme toujours: des trucs qu'on ne peut pas raconter même aux gens qu'on aime. Du renseignement, cela s'appelle.
- Tu aimes toujours ça ?
- Je sais bien faire.
- Tu aurais pu faire autre chose. Tu étais doué pour plein de choses !
- On croit toujours ça pour les autres. »
Il écrasa sa cigarette dans le pot de fleur. Il eut le geste d'en sortir immédiatement une autre mais il se retint et regarda sa soeur en plissant un peu les yeux.
« C'est beau Lermontov ?
- C'est très beau.
- Tu me dis un poème ?
- Si tu veux. »
Il approcha un peu son siège et il se pencha vers elle, comme pour lui confier un secret alors que la nuit tombe. Elle ferma les yeux.
Errant sans but et sans asile
Dans le Désert de l'infini
Voilà longtemps que le Banni
Voit s'enfuir les siècles stériles
Emportés d'un essor fatal.
Sur notre monde de souffrance,
Sur la Terre, il répand le mal
Sans effort et Sans jouissance.
Mais la servile Obéissance
Des humains enfin laisse En lui
L'ennui du mal, le pire Ennui.