Réunion du Bureau Général

« Vous êtes nerveux, lieutenant Daugelis ?
- Par particulièrement, lieutenant Chapman. Et vous ?
- Un peu, fit la jeune femme en souriant, mais à chaque réunion du Bureau Général c'est la même chose.
- Vous ne devriez pas boire de café alors.
- C'est un bon endroit pour discuter la machine à café.
- Possible ... Dites, je n'ai pas reçu votre rapport sur le dernier bilan de santé de Memento, je me demandais ...
- Ah oui ... j'ai un peu de retard, vous l'aurez très prochainement. »

« Ma pauvre, si tu cherchais du réconfort auprès de Daugelis ... Ce type est d'une froideur! Une vraie machine. On croirait qu'il ne pense qu'au boulot. », se dit le lieutenant Joan Chapman en finissant son café.

Le chef du service médical n'était sans doute pas la seule à éprouver de la nervosité avant une réunion du Bureau Général. Peterson les convoquait irrégulièrement et c'était soit pour transmettre les ordres venus d'en haut, du Secrétarait à la Défense, soit pour remettre les pendules à l'heure au sein du service ... soit les deux. Cela tournait le plus souvent à la remontrance générale, chacun en prenait pour son grade et repartait en marmonnant.

Tous les autres chefs de service étaient déjà présents dans la grande salle de réunion du 38ème étage quand le lieutenant Chapman entra. Au bout de la table, Peterson lui lança un regard agacé que son assistant, Prescott, adoucit d'un petit sourire amusé. « Ca commence bien », pensa la jeune femme en prenant place le plus vite possible.

« Bien ... puisque nous sommes maintenant tous réunis, je demanderai à chaque chef de service de bien vouloir faire le bilan de son activité de manière concise et claire. Lieutenant Mills, vous avez la parole. »

Chacun avait bien préparé sa prestation, tout le monde connaissait le jeu. Il fallait certes être bref et explicite mais, plus encore, il fallait devancer toutes les critiques possibles en justifiant par avance les retards ou les échecs. Ceux qui n'avaient pas fait grand chose s'efforçaient de donner de l'importance à ce qu'ils avaient fait; ceux qui s'étaient dispersés en de multiples activités devaient souligner la cohérence de leur démarche. Plus que le fond, chacun avait pris soin de travailler l'apparence.
Le seul qui n'était pas à son aise dans cet exercice était Moore, le chef du service technique. Immanquablement, il se perdait dans des détails que lui seul comprenait et Peterson lui demanda sèchement d'abréger. En bredouillant, Moore conclut son exposé sur les recherches de son service, visiblement désemparé de n'avoir pu tout dire. Le lieutenant Daugelis, pour le service des opérations, parla le dernier. A voir l'air à la fois impatient et gourmand de Peterson lorsqu'il parlait, chacun autour de la table savait que son intervention serait suivie par des commentaires peu amènes. Secrètement, chacun se sentait soulagé en songeant que Peterson avait déjà trouvé sa victime pour cette fois. Le lieutenant Chapman sentit son coeur se pincer un peu.

« Lieutenant Daugelis ... vous nous présentez là un bilan très optimiste de votre activité. Je vais vous dire, moi, comment je vois les choses. Le Secrétariat à la Défense nous a confié trois missions prioritaires: premièrement, retrouver Tobias Wincott; deuxièmement, accumuler des informations sur les robots automates; troisièmement, déjouer les plans de la secte Vahzilok. A cela s'ajoute cette enquête interne à notre service: qu'est devenu le sergent Marlene Javievski ? Passons maintenant au bilan.
Enquête Javievski: point mort. Il y a, dans la nature, un individu peu fiable, agent de notre service, qui peut à tout moment balancer toutes les informations qu'il connaît et on ne sait pas où il se trouve. C'est à espérer qu'elle soit morte. »

Le lieutenant Daugelis fronça les sourcils à cette remarque; Prescott eut un air désolé en continuant de prendre des notes mais Peterson continua.

« Mission "Post Mortem": quelques succès mais toujours plus de questions que de réponses.
Mission "Engrenage": point mort, on n'avance pas. Il faut dire aussi que Moore ne se presse pas de faire aboutir ses fameuses "recherches". »

Moore eut un geste de protestation mais le regard noir de Peterson et le silence gêné des autres ne l'encouragea pas à poursuivre. Il se contenta de dodeliner de la tête comme un enfant injustement accusé.

« Mission "Double fond" ... alors là, justement, on touche le fond. »

Le sourire cruel de Peterson n'éclaira que son propre visage.

« Ca fait des mois que nous sommes dessus. Il y a bien eu quelques succès mais ils sont derrière nous. Toujours pas de Tobias Wincott, et pourtant nous n'étions pas loin de le retrouver. Aux dernières nouvelles, il était recherché par au moins trois factions criminelles dans les Crevasses et il était capable d'ouvrir une mystérieuse porte dont on peut raisonnablement penser qu'elle n'ouvre que sur des ennuis pour tout le monde.
Vous voyez, lieutenant Daugelis, il n'y a pas de quoi pavoiser et plutôt que de me présenter un beau bilan rhétorique, j'attends de vous des RESULTATS. Parce que, lorsque je vais m'entretenir avec le Secrétariat à la Défense, c'est exactement ce qu'on me demande, voyez-vous: des RESULTATS.
Qu'avez-vous à répondre à cela ? »

Tous les regards convergèrent vers le chef du service des opérations. Il gardait le même visage impassible. Il devait s'attendre à une telle charge. Il remonta ses lunettes sur son nez d'un geste familier et automatique.

« Madame Peterson, je dispose en tout en pour tout de cinq soldats, qui ne sont pas toujours disponibles puisqu'ils doivent aussi assurer la sécurité de notre quartier général, et de six agents spéciaux méta-humains, qui sont tous des criminels et, pour la plupart, des asociaux et des malades. Nous aurions peut-être conclu la mission « Double fond » si on ne nous avait pas, entre temps, ajouté d'autres tâches. L'augmentation du nombre des objectifs ne s'est pas accompagnée d'une augmentation des moyens pour les réaliser. J'ai d'ailleurs fait un rapport en ce sens, que je vous transmettrai, pour demander au Secrétariat à la Défense une dotation supplémentaire en moyens humains et ...
- Vous pouvez coller directement votre rapport au broyeur à papier, je ne transmettrai pas un truc pareil.
- Eh bien, je le ferai parvenir directement à monsieur Andrew Stephens et il avisera ...
- Je ne vous le conseille pas ! », hurla Peterson en frappant violemment du poing sur la table.

Tout le monde sursauta et un court silence lourd de menaces s'ensuivit.

« Vous allez vous mettre sérieusement au boulot et nous ramener ce Wincott le plus vite possible sans chercher de fausses excuses ! Je commence à en avoir plus qu'assez de vos continuelles jérémiades sur le manque de moyens ou sur l'insuffisante qualité des moyens dont vous disposez ! »

Le lieutenant Daugelis se tut. Il n'y avait pas de place pour une réponse. Le but n'était pas d'avoir raison ou tort mais de savoir qui commandait.
Peterson se tourna vers Prescott qui ne levait pas la tête de ses notes comme si elles l'absorbaient complètement. Elle sembla se calmer.

« J'ai parlé à Stephens hier soir. D'abord, on nous retire le capitaine Wilkins.
- Mais ... il commence seulement à s'habituer au Service !
- Eh bien on a besoin de lui ailleurs. On nous enverra un autre officier bientôt ... sous vos ordres lieutenant. Pour l'affaire Wincott, on nous délègue l'agent F afin de terminer le travail.
- L'agent F ?! »

« Mais qui c'est celui-là encore ? », se demanda le lieutenant Chapman.

Visiblement Daugelis ne s'attendait pas à cela. Quelque chose de nouveau venait mettre le désordre dans ses calculs.

« Parfaitement, l'agent F. Cela devrait débloquer la situation. Vous en saurez plus en temps voulu.
Y a-t-il des remarques à faire ? »

Tout le monde s'en garda bien; Daugelis rangeait déjà distraitement ses dossiers.

« Très bien. La réunion est terminée. Au travail. »

Et Peterson se leva la première, aussitôt suivie de Prescott et ses notes. Près de la porte, le lieutenant Chapman se trouva à nouveau près de Daugelis. « Vous voyez, lui glissa-t-il, ça ne s'est pas si mal passé ». Et il eut un très léger sourire.