Kings Row, 27 juillet 2006
L'homme venait de s'enfoncer dans une de ces ruelles, si communes à Kings Row, qui débouchent dans des arrière-cours déglinguées. Il le suivit en lui laissant un peu d'avance. En entrant à son tour dans la ruelle, il ne le voyait déjà plus: il avait dû tourner à droite ou à gauche au bout. Il pressa le pas. Il ne fallait pas que l'autre prenne trop d'avance.
Il y avait des sortes de moucherons dans l'air qui l'obscurcissaient. Non, c'était plutôt des cendres dansantes. Des cendres ... trop tard !
Un coup de poing puissant, semblant venir de nulle part, le mit à terre. Aussitôt son adversaire sauta sur lui et, dans la continuité de son mouvement, l'immobilisa par une clé de bras impeccable.
« Maintenant, on va parler, toi et moi ...
- Eh mec, j'ai pas de fric, tu t'gourres !
- Ne te fous pas de moi ! Tu crois que je n'ai pas vu que tu me filais le train depuis que je suis arrivé à Kings Row ?
- Hein ? Mais y a erreur ! Je vais juste chez ma soeur, elle habite au coin. Aïe !
- Ca fait beaucoup de détours pour aller chez ta soeur. Au prochain mensonge, je te casse le bras. »
Il ne plaisantait pas. Maître de lui, visage fermé, sa prise était ferme et sa voix sans compromis. Derrière ses lunettes, ses yeux regardaient fixement le visage de l'homme à terre.
« Ecoute mec, je vais pas te raconter d'histoires. Quand je t'ai vu débarquer du tram, j'ai pigé que t'étais pas d'ici et je voulais te tirer ta thune. C'est pour acheter ma came, mec. Faut m'excuser. T'es plus fort que moi; on va s'oublier toi et moi.
- Je ne sais pas trop où tu as appris à imiter l'accent et la façon de parler des voyous mais c'est assez réussi. Ce que je sais, en revanche, c'est que tu ne te drogues pas, que tu m'as suivi et que ce n'est pas la première fois mais au moins la deuxième. Donc, comme promis ... »
L'os du bras se deboîta de l'épaule avec un claquement sec. L'homme à terre hurla.
« Maintenant, poursuivit l'autre, tu vas me dire qui t'envoie, parce qu'il te reste un autre bras qui ne demande qu'à être brisé. Et si tu n'arrêtes pas de hurler tout de suite, je te ferai fermer la bouche à ma manière. »
La peur commença à envahir complètement le visage de l'homme à terre. L'autre avait saisi son bras valide et exerçait sur lui le même genre de pression que tout à l'heure. Malgré la douleur insupportable, l'homme à terre cessa de crier.
« Mec, j'te jure, tu fais fausse route. J'te connais pas, moi.
- Alors les p'tits pédés, on se dispute ? »
Trois sales types armés: batte de base ball, couteau, chaîne. Un maquillage sinistre sur leur visage. Le sourire vicelard de ceux qui aiment en découdre. Des Krânes.
« Toi, tu ne bouges pas », souffla l'homme aux lunettes à sa victime.
D'un bond, il se releva, plongea vers le mur en même temps que sa main venait chercher un pistolet à l'intérieur de sa veste. Bang ! Un Krâne lâcha son couteau avec un air surpris, une balle entre les deux yeux. Un coup de batte fit voler le pistolet à quelques pas. L'homme désarmé lança son pied vers le visage de son adversaire en poussant un cri. Le Krâne fut projetté au sol rudement. La chaîne du dernier venait de s'abattre sur le bras de l'homme aux lunettes qui l'avait saisie au passage. Chacun la tirait de son côté mais soudain le Krâne lâcha prise en hurlant: la paume de sa main droite était brûlée par les anneaux. Un coup de poing au plexus acheva le travail. L'homme réajusta ses lunettes rapidement et souffla; il récupéra son pistolet. Le Krâne à la batte de base ball gémissait. Le type au bras cassé avait profité du combat pour s'enfuir.
« Il n'a pas pu aller bien loin. »
Il était là, en effet, à courir de manière hésitante sur le bord de la route qui mène au terminal du tramway. De rares voitures passaient. L'homme aux lunettes avait rangé son pistolet; il plissa légèrement les yeux. A 100m de lui, le fuyard s'effondra. Il le rejoignit à petites foulées. De sa main valide, l'homme à terre tenait sa gorge, tous les muscles du visage contractés, la bouche largement ouverte pour avaler de l'air bruyamment.
« Tes employeurs t'ont mal renseigné sur ta cible, mon vieux. Maintenant, tu vas me suivre sans faire d'histoires jusqu'à un endroit discret et nous parlerons tous les deux. C'est là mon dernier avertissement. »
L'homme à terre inspira violemment comme si l'air venait de nouveau de pénétrer dans ses poumons puis il toussa et cracha sans pouvoir s'arrêter. Sa salive était noire, saturée d'une sorte de suie. L'autre le força à se relever et le soutint par la taille pour l'aider à marcher. Une patrouille de police passa. Cela fait bien longtemps que les flics ne s'arrêtent plus pour s'occuper des poivrots à Kings Row.